La grande entreprise pharmaceutique qui a vu l’avenir

ROCHE EST UN étrange entité. Le géant suisse est le deuxième fabricant mondial de médicaments et l’une des sociétés les plus rentables de la grande pharma. Mais son plus grand groupe d’actionnaires, principalement issu de Fritz Hoffmann-La Roche, qui a fondé l’entreprise en 1896, est dirigé par André Hoffmann, un amoureux de la nature et un défenseur de la durabilité qui estime que le but des affaires n’est pas principalement de gagner de l’argent. Même ses patrons sont découragés de faire un franc rapide. Severin Schwan, un Autrichien qui dirige l’entreprise depuis 2008, n’est que le septième PDG en 125 ans. Une grande partie de sa rémunération est immobilisée dans les actions de l’entreprise pendant dix ans, ce qui lui donne, comme il le dit, « un intérêt direct » dans son avenir à long terme.

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Une autre chose distingue Roche de la foule. Pendant deux décennies, il a développé une division de diagnostics sans prétention aux côtés de son pilier de la production de médicaments, dans le but de créer des soins de santé plus personnalisés. Cette unité, qui représente près d’un quart des ventes, a généré des marges inférieures à celles des produits pharmaceutiques et rebute le genre d’investisseurs qui n’aspirent qu’aux médicaments à succès. S’il n’y avait pas eu la patience des Hoffmann, certains suspects, des militants auraient forcé Roche à le vendre ou à le scinder depuis longtemps.

Et pourtant, au cours de l’année écoulée, la capacité de diagnostiquer une maladie à ses débuts a pris tout son sens. La division a aidé l’entreprise à traverser la pandémie de covid-19. Roche n’était pas l’un des producteurs de vaccins vedettes, mais son quotidien PCR et les tests d’antigènes ont soutenu les bénéfices malgré un ralentissement des traitements contre le cancer, sa plus grande activité. De plus, les progrès du séquençage des gènes et d’autres techniques de biologie moléculaire ont permis d’identifier SRASCoV-2, le virus covid-19, ainsi que les moyens de le combattre. Cela a mis en évidence l’intérêt de combiner biotechnologie et diagnostic. Ce sont deux domaines dans lesquels Roche excelle.

Loin de se débarrasser des diagnostics, Roche double maintenant, se développant dans la numérisation et l’analyse avancée des données pour créer des traitements anticancéreux personnalisés. C’est, selon Tim Haines, patron d’Abingworth, une société de capital-risque en biotechnologie, « l’âge d’or du diagnostic ». Les paris placés il y a des années donnent à l’entreprise bâloise à consonance lourde une apparence prémonitoire.

M. Schwan, dont l’expérience est en diagnostic, peut à peine contenir son enthousiasme. Après une longue conversation avec L’économiste, il est revenu pour plus un jour plus tard. Comme il l’explique, le cancer est une panoplie de maladies basées sur des mutations individuelles. Les diagnostics identifient les différences génétiques et autres entre les patients, ce qui conduit à la création de traitements plus personnalisés. Le marché du sur-mesure, par définition, est plus petit que celui des médicaments à succès, mais si les patients répondent mieux au traitement, la valeur des médicaments peut être proportionnellement plus élevée. Passer au crible les océans de données génomiques peut produire encore plus de précision.

L’accumulation de masses d’informations sur les patients s’est longtemps heurtée de manière gênante aux préoccupations concernant la confidentialité médicale. Moins maintenant, estime M. Schwan. Il dit que la pandémie a contribué à changer l’ambiance de deux manières. Premièrement, l’utilisation du data-crunching pour accélérer la lutte contre le covid-19 a rendu les autorités sanitaires, les hôpitaux et les médecins plus ouverts à l’idée de partager les dossiers médicaux, à condition que les informations soient anonymisées. Il s’agit, après tout, de la biotechnologie, pas de la grande technologie. « Nous ne sommes pas dans le domaine de la publicité », dit-il. Deuxièmement, les régulateurs ont montré ce qu’il décrit comme une volonté « incroyable » d’accélérer l’approbation des médicaments en accédant aux données des essais cliniques en temps réel. « Pourquoi ne devrions-nous pas faire de même pour les médicaments contre le cancer qui sauvent des vies ? »

Roche, qui a récemment pris du retard sur Merck, un concurrent en oncologie, dans les traitements d’immunothérapie, attendait avec impatience le renversement de cette vague numérique. Deux acquisitions américaines en 2018 pourraient s’avérer particulièrement fructueuses. L’une est Foundation Medicine, une entreprise de séquençage génétique qui peut identifier les cancers à partir de ADN dans des échantillons de sang, au lieu de biopsies tumorales. L’autre est Flatiron Health, un spécialiste des dossiers de santé liés au cancer qui génère des données sur les patients du monde réel, complétant les essais cliniques. Les deux produisent ce que Roche appelle des insights sur le cancer. Comme son activité de diagnostic, non seulement ils l’aident à poursuivre son propre développement de médicaments ; ils vendent également des services à des concurrents, ce qui en fait des entreprises à part entière. Ils ne sont pas encore rentables, mais un jour, dit M. Schwan, l’activité « insights » pourrait être un troisième pilier pour Roche, aussi grand, sinon plus grand, que le diagnostic et la pharma.

Il y a des pièges potentiels. La biologie est aussi désordonnée et imprévisible que la nature elle-même. L’analyse de données peut ne pas être aussi utile dans la biotechnologie que dans d’autres industries. Roche n’aura pas le terrain pour lui tout seul. Les géants de la technologie de la Silicon Valley s’y mettent déjà. Et l’Europe, où Roche est basée, est depuis longtemps réticente à la collecte de données et à la confidentialité. Si cela continue de s’appliquer à la médecine, cela entravera l’industrie des soins de santé de la région.

Cela dit, Roche a la réputation de réussir l’inattendu. Stefan Schneider de Vontobel, une société d’investissement suisse, note qu’elle a accompli l’exploit rare de maintenir ses bénéfices alors même que les brevets de ses trois plus grands médicaments contre le cancer, qui ont enregistré des revenus annuels record de 21 milliards de dollars, ont expiré. Son médicament d’immunothérapie, Tecentriq, a récemment montré des résultats prometteurs dans les soins du cancer du poumon à un stade précoce, ce qui pourrait constituer une grande avancée. Et il est passé maître dans l’art d’acheter des entreprises de biotechnologie à la mode sans gâcher leur fizz innovant.

Schwan noir

En effet, son succès justifie une réflexion à long terme et montre que l’attention des actionnaires sur des notions telles que la durabilité peut coexister avec le succès commercial. Malgré toute l’influence de la famille Hoffmann, M. Schwan n’est pas un mou. Il défend les prix élevés des médicaments en Amérique. Il croit en une forte protection de la propriété intellectuelle. Lorsque le gouvernement américain a apporté cette année son soutien aux dérogations aux brevets pour les vaccins contre le covid-19, il l’a comparé à la nationalisation communiste des fabricants de médicaments par l’Allemagne de l’Est. Roche peut être inhabituel. En tant que l’une des rares méga-entreprises de classe mondiale d’Europe, elle est également capricieuse.

Cet article est paru dans la section Affaires de l’édition imprimée sous le titre « L’entreprise qui a vu l’avenir »

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